Objectif irréaliste pour les uns, évolution inéluctable pour les autres, le thème du zéro papier continue d’opposer, alors que le marché penche vers une voie médiane : la transition douce vers le tout numérique.

Demandez à un fabricant de solution d’impression comment travailler sans papier, il vous répondra que l’impression sera toujours nécessaire mais qu’il faut apprendre à mieux imprimer. Demandez à un spécialiste de la GED ce qu’il pense de l’usage du papier, il vous expliquera que la mort du papier n’est qu’une question de temps. Il faut sans doute se placer dans l’entre-deux, concevoir que le papier pourrait demeurer le support de référence dans les échanges importants, le marketing ou la publicité pendant encore quelques années, et que dans le même temps l’économie amorcerait un virage progressif vers le tout numérique, dont le point d’inflexion pourrait à terme être l’alternative réellement bon marché de la feuille de papier électronique. Plusieurs facteurs sont susceptibles de modifier ce scénario. Il y a d’abord le volet légal. Depuis les années 2000, le rôle de l’État s’affirme, notamment dans le domaine de la facture électronique, pour des raisons de coûts et de contrôle plus que pour l’intérêt du numérique en tant que vecteur d’évolution. Rendue obligatoire au Danemark et en Norvège, la dématérialisation de la facture favorise l’abandon progressif du papier, sans pour autant chercher à l’enterrer définitivement. Dans ce domaine, la France se situe à mi-chemin entre ses voisins nordiques et des pays bien moins contraignants. Le fameux « choc de simplification » annoncé par le premier gouvernement Hollande a servi de tremplin pour lancer une opération de rationalisation des achats publics dont l’objectif est d’étendre la dématérialisation des factures dans le cadre de la commande publique dès 2016 à toutes les grandes entreprises, puis progressivement la généraliser pour atteindre un objectif de 100 % des factures dématérialisées à l’horizon 2022. L’AIFE, l’Agence pour l’Informatique Financière de l’État, vient d’annoncer le début des travaux de mise en œuvre d’une solution de dématérialisation des factures : les collectivités locales et les établissements publics s’obligent, comme l’Etat, à recevoir les factures que leurs fournisseurs devront désormais transmettre par voie électronique, soit 95 millions de factures annuelles.

Un élan sans précédent des pouvoirs publics

« Le papier demeure encore omniprésent au sein de nos organisations et de notre quotidien. Mais les pouvoirs publics sont en train de donner un élan sans précédent à ce qui pourrait bien s’avérer être le catalyseur de la généralisation massive de la facturation électronique. Si nous arrivions déjà tous à nous passer totalement de papier pour les factures (envoyées comme reçues), sans atteindre le but du mythique bureau sans papier au sein de nos organisations, cela nous ferait déjà faire collectivement un très grand pas en avant ! », estime Régine Diyani, directrice de l’AIFE. S’ajoute un agenda européen qui pourrait faire bouger les lignes, avec la future directive en faveur d’un renforcement de la dématérialisation de la chaîne des marchés public : une norme européenne de facturation électronique, destinée à améliorer l’interopérabilité entre les différents systèmes de facturation électronique des Etats membres, devrait rapidement voir le jour.

Dans cette approche, les institutions cherchent à développer une migration des processus basés sur le papier vers le tout numérique désignée par le terme de non-matérialisation. C’est l’axe qui concentre logiquement le plus de gain, pour les entreprises comme pour les Etats, puisque l’information demeure numérique tout au long de son cycle de vie. Peu répandue, la non-matérialisation est l’un des carburants de l’économie de la donnée. Tout comme la dématérialisation native, qui correspond aux documents numériques qui arrivent dans l’entreprise sous forme d’EDI ou de formats dont le plus connu est le PDF.

La facture donne le pouls

Si la facture donne le pouls de la dématérialisation, c’est que ce document est le premier que les entreprises cherchent à transposer du papier vers le numérique. Un traitement aux enjeux réglementaires et organisationnels. De fait, tendre vers le zéro papier c’est avant tout gérer trois priorités. D’abord les processus encadrés par une réglementation à appliquer de manière obligatoire, ensuite les processus complémentaires et facultatifs, soumis eux aussi à une réglementation et des normes mais dont l’application relève d’un choix d’entreprise, et, enfin, les autres processus dont les enjeux, uniquement organisationnels, visent à améliorer la productivité, la qualité et diminuer les coûts.

Si la facture dématérialisée devient obligatoire, elle entrera dans la catégorie des processus prioritaires à mettre en place, sous peine pour l’entreprise de ne pas pouvoir exercer son métier, et de subir des risques plutôt que de les gérer. Le SEPA (Single Euro Payments Area) est déjà un exemple de traitement contraint. La seconde catégorie de processus de dématérialisation favorise la mise en place de nouveaux mécanismes d’échanges d’information encadrés par la réglementation mais non obligatoires pour le moment. Le bulletin de paye et, bien sûr, la facture en sont des exemples. La dernière catégorie englobe toutes les activités potentielles de l’entreprise, dématérialisées en fonction des métiers, dans une approche de réduction des coûts et d’optimisation de l’organisation du travail. Réduction des coûts, gain de temps, amélioration de la traçabilité des documents sont les atouts généralement cités par les entreprises qui se sont lancées.

Un marché qui vaut 6 milliards d’euros

Le marché de la dématérialisation, qui pèse quelque 6 milliards d’euros, devrait encore augmenter de plus de 8 % par an d’ici 2017, selon les prévisions du cabinet d’études Xerfi-Precepta. L’archivage électronique, les factures notamment, et la sécurisation des échanges devrait croître d’au moins 15 % d’ici à 2017. Les experts de Xerfi-Precepta en concluent que les fondamentaux du marché sont solides entre la transition numérique, la recherche de l’efficacité par les entreprises, l’essor de l’e-administration ou encore un cadre légal et normatif très favorable. Jusqu’en 2015, SerdaLAB table pour sa part sur une croissance du marché de la dématérialisation de 11,7 % avec des taux de croissance annuels situés entre 3 % et 4 %. Le spécialiste du management de l’information voit également un marché porté par l’édition de logiciels et de plateformes de dématérialisation dans le cloud ainsi que par le segment des tiers de confiance.

Face à ces chiffres encourageants, on pourrait penser que la disparition du papier est réellement inéluctable. C’est sans compter sur la résistance au changement, blocage numéro un de nombreux projets. « On entre au cœur du travail des collaborateurs, on leur demande de changer leurs habitudes, de faire confiance aux procédures de signature, de confidentialité, d’aller dans le cloud ou non », indique Gwénael Fourré, responsable de la division Office chez Microsoft.

Des utilisateurs déstabilisés, perturbés

Sur le terrain, les prestataires observent que la dématérialisation perturbe et déstabilise les utilisateurs, même lorsque ceux-ci sont formés à sa mise en œuvre. Certains pensent que la suppression du support matériel est une rupture dans les pratiques, les habitudes et les processus, les rapports entre individus, les structures formelles et informelles de pouvoir et d’autorité, et que les outils peuvent renforcer cette rupture. « Un collaborateur peut perdre de nombreux repères lors de la mise en œuvre de la dématérialisation car le papier supporte des tâches constitutives de son activité », explique Eric Wanscoor, patron de Qweeby. « Les outils collaboratifs permettent à tous de savoir qui bloque. Le cadre de référence change aussi, comme par exemple les règles de valeur légale des documents électroniques. Les bonnes habitudes, comme avoir le document papier sous la main, et un crayon pour l’annoter, deviennent de mauvaises manies à remplacer par d’autres : classer efficacement les données sur l’ordinateur, gérer les versions des documents, accéder à des documents partagés, signer électroniquement, déposer au coffre-fort électronique, sauvegarder, gérer des tâches au sein de workflow, etc. De nouvelles pratiques émergent et deviennent la règle. Le temps réel devient l’usage et le délai l’exception ».

Les freins de la sécurité et de la confidentialité

Tonique, le marché de la dématérialisation n’en est pas moins lesté par la complexité des processus, la peur du changement et, bien souvent, le manque de compétences en interne. Les investissements ainsi que l’incertitude quant au choix de la solution et la rentabilité des projets incitent encore à la prudence, malgré un ROI facilement démontré par les prestataires. Pourtant, quels que soient les secteurs d’activités, le potentiel du numérique est immense. « L’envoi de mails personnalisés est une évolution forte du marketing, à laquelle ne peut pas répondre le papier », illustre Alexis Renard, CEO de Mailjet. « La capacité qu’ont les entreprises à adapter leur communication auprès de leurs clients, à la conceptualiser et à la cibler en fonction d’une certaine instantanéité est une des forces du numérique ». On pourrait aussi dresser la longue liste des applications susceptibles de se métamorphoser en services cloud. Mais celles qui concernent la dématérialisation ne rencontrent pas encore un franc succès. « Les offres de dématérialisation dans le cloud sont technologiquement mûres et de plus en plus interopérables, mais les clients ne sont pas prêts psychologiquement à passer le cap », constate Olivier Rajzman, directeur de DocuWare. « Leur réticence porte sur la sécurité et la confidentialité des données.». Les outils bureautiques, qui placent le document au cœur des traitements, soulèvent eux aussi les mêmes questions de sécurité. « Notre offre de cloud hybride, qui permet à l’entreprise de garder la main sur les données de son choix, et les infrastructures mises à disposition garantissent cette sécurité. Pour preuve, Alstom, très impliqué dans la construction de nos centrales nucléaires, a fait le choix d’Office 365 ».

Du sur-mesure pour des entreprises exigentes

Les acteurs de la dématérialisation se montrent optimistes et segmentent leurs offres pour répondre aux préoccupations métier des entreprises, de plus en plus exigeantes. « Les clients veulent des prestations sur-mesure, un véritable accompagnement et des résultats tangibles », estime Philippe Gattet du cabinet Xerfi-Precepta. « Pour se différencier, les acteurs peuvent proposer une chaîne de services autour de la gestion intelligente de la donnée, en s’appuyant sur le cloud et les Big Data. Les professionnels peuvent aussi s’engager sur la performance de leur offre. Avec les technologies liées au cloud et aux Big Data, la mesure ROI promis au client s’en trouvera améliorée. Avec ces nouvelles technologies, les prix des solutions dépendront davantage des gains de productivité réalisés par le client. Dans ces conditions, les modèles de rémunération axés sur la performance vont peu à peu s’imposer ».

Entre des PME plus sensibles au ROI et donc adeptes des solutions clef en mains, et des grandes entreprises plus orientées sur la méthodologie mais disposant de plus de moyens, les demandes et les projets conduisent à la création de nouveaux écosystèmes capables d’assurer la dématérialisation de bout en bout. Mais les experts de l’automatisation complète de la chaîne sont encore peu nombreux, d’une part en raison de la complexité de la mise en œuvre, d’autre part parce que la reprise de l’existant papier s’avère finalement aussi délicate que chronophage. En fédérant leurs compétences respectives, d’autres acteurs devraient logiquement s’associer pour alimenter cet écosystème, leurs prestations conjointes couvrant alors la capture, la gestion des workflows, et l’archivage, sans oublier l’impression lorsqu‘elle celle-ci est nécessaire. « Interdire le papier n’est pas la solution, il vaut mieux accepter de faire coexister information numérique et documents papier selon une stratégie d’utilisation modérée du papier », estime Marc Delhaie, pdg d’Iron Mountain. « Adopter cette stratégie de modération, c’est faire l’effort de réduire progressivement sa dépendance au papier, d’appliquer un programme de numérisation économique et géré, et de faire en sorte que les employés adhèrent volontiers à ces nouvelles pratiques ».